samedi 16 janvier 2010

Le problème n'est pas la pénurie, mais l'abondance (selon Patrick Viveret)

Selon Patrick Viveret, les êtres humains sont sortis (pour la plupart) de l'ère de la pénurie, mais utilisent pourtant toujours les critères forgés durant cette ère pour gérer leur abondance actuelle.

L'utilisation de cette ancienne grille d'analyse pour faire face à la situation actuelle renforce le couple "excitation/dépression". Mais il existe un autre couple possible, i.e. le couple "intensité/sérénité", porté historiquement par les traditions spirituelles, un couple plus adapté à l'ère de l'abondance.

Les extraits ci-dessous proviennent du numéro 64 de la revue Nouvelles Clés proposant une interview de Patrick Viveret (numéro actuellement en kiosque).

Introduction :
Longtemps proche de Michel Rocard, Patrick Viveret est fameux dans le monde des alter-mondialistes. Conseiller à la Cour des Comptes, on lui doit une nouvelle approche de la richesse et des monnaies libres. Mais sa grande contribution est de replacer les émotions, et d'abord l'amour, au milieu d'un paysage où elles n'ont habituellement pas droit de cité.

Nouvelles Clés:
Depuis 20 ans, vous expliquez que la politique et l'économie se leurrent en évacuant la dimension émotionnelle. Et dans votre dernier livre "Pourquoi ca ne va pas plus mal ?", vous nous apprenez cette chose étonnante : face à la crise économique de 1929, John Maynard Keynes - l'économiste génial qui allait inspirer à Roosevelt son New Deal - dit ceci: "Le problème No 1 de l'économie, désormais, c'est qu'on ne nous a pas appris à jouir".
Patrick Viveret : En 1930, à la fin de ses "Essais sur la monnaie", dans un chapitre intitulé "Perspectives économiques pour nos petits-enfants", Keynes commence par dire: "Nous ne vivons pas une crise de la rareté, mais une crise de l'abondance; or, nous ne savons pas gérer l'abondance; c'est ce qui provoque une dépression nerveuse universelle". Il voit bien que le marché est myope, et, laissé à lui-même, crée des déséquilibres conduisant à des phénomènes pervers. Mais à un niveau supérieur, il voit ceci: pendant des millénaires, les humains ont été obsédés par la pénurie et la rareté; or, l'économie moderne, alliée à la technique, a réussi à nous sortir de là et, maintenant, nous sommes confrontés à un problème d'abondance et de surproduction que nous ne savons pas gérer... "parce que nous n'avons pas appris à jouir" !

40 ans plus tard, c'est le reproche que lui feront encore des puritains comme Frederic Hayek, le théoricien de la contre-révolution que les pseudos "libéraux" Margaret Thatcher et Ronald Reagan mettront en oeuvre. L'hédonisme de Keynes, sa posture de vie jouissive leur est, aujourd'hui encore, insupportable.

Le plus étonnant, c'est que cette partie méconnue de la pensée keynésienne coïncide avec les visions de 2 autres auteurs fameux: Georges Bataille et Sigmund Freud. En cette même année 1930, eux aussi écrivent sur le caractère profondément psychique de la crisé économique qui se déroule sous leurs yeux. Tout comme on ne connait pas la part anthropologique de Keynes, on ignore la contribution économique de Georges Bataille, limitant son travail à l'érotisme. On la retrouve pourtant clairement exprimée dans "La dépense", un article paru dans la revue libertaire "Critique sociale", qui deviendra le premier chapitre de "La part maudite". Que dit-il ? Que nous sommes tous obsédés par la "petite économique régionale", régie par la rareté, alors que nous devrions prendre en compte la "grande économie générale" des flux d'énergie qui traversent le monde, à commencer par l'énergie du soleil, pour nous apercevoir qu'en réalité, le problème n'est pas la rareté, mais l'abondance.

Car dit-il, si nous n'apprenons pas à gérer l'abondance, la dépense finira toujours par se produire quand même (on ne peut faire autrement), mais sur un mode destructeur, pathologique, et notamment par la guerre.

Et c'est précisément, à ce moment-là, que Freud écrit "Malaise dans la civilisation", où il fait l'hypothèse que les phénomènes psychiques, notamment névrotiques et dépressifs, ne sont pas simplement analysables sur le plan individuel, mais aussi sur le plan sociétal.

[...]

Nouvelles Clés: Cela dit, l'occultation de l'émotionnel et de l'amour, on la retrouve aussi du coté des religieux.
Patrick Viveret : Et là encore par peur de l'abondance. Pensez à 2 flux d'abondance qui nous irriguent en permanence : le souffle et la sexualité [Viveret indique par ailleurs que ces 2 flux sont épousés par toute tradition spirituelle conséquente]. J'avais construit un scénario où les économistes parlant des besoins vitaux, au lieu de partir de l'alimentation, seraient partis de la respiration, besoin vital encore plus prioritaire : on peut se passer de manger quelque temps, pas de respirer. D'ordinaire, en bâtissant un modèle économique à partir de la nourriture et de sa rareté, on obtient un triangle "rareté-production-quantification". C'est le triangle basique qu'on retrouve dans tous les cours d'économie. Mais si vous bâtissez un modèle à partir de la respiration, tout change. Au sommet du triangle, vous avez l'abondance de l'air atmosphérique. La production, elle, devient une transformation de cet air que vous offre l'univers. Quant à la quantification de l'air respiré, elle n'a pas d'intérêt, ce qui compte, c'est la qualité de l'air. Et voilà que vous retrouvez les traditions de sagesse, qui nous ont toujours dit que l'essentiel, c'était d'apprendre, qualitativement, à respirer. Or, si vous partez de ce triangle "abondance-transformation-qualité", vous allez soudain beaucoup mieux comprendre les formes contemporaines de l'économie, qui sont celles de l'information, flux par définition illimité. L'économie de l'ère de l'information vous échappe si vous continuez à raisonner avec le triangle "rareté-production-quantification". Si par contre, vous raisonnez à partir du triangle de l'économie politique de la respiration, une nouvelle vision s'ouvre, positive et réaliste.

[...]

Nouvelles Clés :
Devant la montée de la violence, que faire ?
Viveret : Spinoza nous donne la clé : face à la peur, il n'y a que la joie. Et ce qui caractérise la joie, c'est le couple "intensité + sérénité", qui s'oppose au couple dominant dans la sphère politique, économique et médiatique actuelle "excitation+dépression". Quand le Wall Street Journal dit : "Wall Street ne connait que deux sentiments, l'euphorie ou la panique", on voit bien que ce couple "excitation + dépression" est au coeur de notre société. Pour en sortir il faut reconnaitre que le coté positif de l'excitation est l'intensité, avec une autre façon de la vivre. Cette intensité-là, c'est l'art de l'attention, et non pas de la tension. Accepter de ne pas tout vivre, mais vivre ce que je vis le plus consciemment possible. La joie me vient quand je suis présent ici et maintenant. Mais je peux aussi me trouver à la "mauvaise heure", si je m'interdis le chagrin et la tristesse à l'occasion de la perte à l'occasion de la perte d'un être cher. Ce qui compte, c'est la qualité de la présence.

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